Le soja, porte d’entrée vers une nouvelle piste de diversification agricole ? La société Soja d’Asie, qui, depuis vingt ans, nous fait découvrir le tofu et ses usages possibles en cuisine avec des produits sains et créatifs, poursuit ce projet d’un tofu non seulement fabriqué à La Réunion, mais issu d’un soja cultivé localement. Laurence et David Narayanin, fondateurs de Soja d’Asie en 2003, confirment le degré d’avancement de ce projet. Soja d’Asie ne pouvait mieux fêter son vingtième anniversaire. Précurseurs sur l’île dans l’offre de produits alimentaires de nutrition santé, les deux entrepreneurs ont popularisé le tofu en développant des gammes bio et végétariennes à base de tofu. Le tofu est aussi au menu des restaurants de quarante établissements scolaires dans le cadre de marchés publics. Raisonnant désormais en termes de filières et d’économie circulaire, l’entreprise suit la même logique avec la marque L’Huile des Hauts, lancée il y a deux ans, qui propose les premières huiles de cuisine bio de fabrication locale, ainsi qu’avec Soleil des Hauts, toute jeune marque de fruits secs péi alimentée par les excédents de production de fruits bio. L’objectif de contribuer à la naissance d’une filière d’huiles végétales locale est également dans les cartons de Soja d’Asie.
Leader Réunion : Pourquoi et comment vous êtes-vous lancés dans cette aventure réunionnaise du tofu en fondant Soja d’Asie, il y a vingt ans ?
Laurence et David Narayanin : L’activité de la société Soja d’Asie a démarré très précisément le 15 septembre 2003 par la vente de son premier lot de produits sur le marché du Chaudron. C’était pour Laurence et moi la concrétisation d’un nouveau projet. Laurence travaillait au sein d’une société d’électricité, je venais de l’immobilier. Nous avons lancé Soja d’Asie, au départ, en parallèle de nos métiers respectifs, sans très bien savoir où nous allions. Nous nous sommes lancés par goût du challenge et parce que nous voulions produire localement quelque chose qui était importé : le tofu. La fabrication de ce produit était en voie de disparition à La Réunion, car la transmission du savoir-faire artisanal dans la communauté chinoise s’amenuisait. Une autre de nos motivations, c’est que tous les deux nous aimons beaucoup la cuisine. Nous sommes donc partis à l’aventure, à Taïwan, pour découvrir ce qu’est exactement le tofu, comment il est produit, avec quel matériel, et comment il est distribué. Dans cette recherche, nous avons été aidés par la chambre de commerce et d’industrie France-Taïwan, mais un travail de terrain sur place a été nécessaire pour affiner nos recherches. Nous avons pu visiter des fabricants de machines utilisées pour produire le tofu. Nous avons accompli un certain travail d’observation et d’acquisition de connaissances. Nous avons ainsi découvert que, contrairement à ce que nous pensions, en Asie, sa terre d’origine, où sa consommation est culturelle et très importante, le tofu n’est pas produit par de grandes entreprises industrielles, mais par une multitude d’ateliers artisanaux. En fait, le concept de fabrication est celui du restaurant. Chaque restaurant produit son propre tofu. C’est un peu sa marque vis-à-vis de ses clients. Nous nous sommes calés sur cette approche artisanale de production qui nous convenait parfaitement, et nous a semblé correspondre au marché réunionnais.
De nos jours, de plus en plus de personnes changent de voie professionnelle pour donner du sens à leur activité : étiez-vous précurseurs également sur ce plan ?
Nous avions besoin de donner un sens à nos actions quotidiennes et de prendre nos responsabilités quant à La Réunion que nous voulons laisser à nos enfants. Ce métier nous a appris qu’il y a tellement à faire ! Plus nous avançons, plus les connexions s’établissent et de nouvelles idées arrivent !
Le tofu : pourquoi avoir choisi cet aliment en particulier ?
Par curiosité avant tout… Notre famille en achetait ponctuellement, à Maurice ou localement chez des artisans de la communauté chinoise, et la rareté de ce produit à La Réunion nous avait toujours interpellés. Développer un produit mal connu, voire inconnu, et significatif pour l’environnement et la santé humaine, n’est-ce pas un beau défi ?
Un artisanat utilisant des machines modernes pour produire un aliment ancestral, c’est bien le concept ?
En quelque sorte. Nous avons fait l’acquisition des machines, puis un ingénieur spécialisé est venu à La Réunion nous aider à les mettre en place, et nous a formés à ce savoir-faire. Dans un contexte réglementaire français, il était exclu de travailler à la manière asiatique, où on ne compte pas ses heures. Nous devions donc mécaniser certaines étapes, les plus longues et pénibles. La pratique du métier reste complexe et physique.
Et le 15 septembre 2003, vous vous lancez. Pourquoi démarrer sur un marché forain ?
Cela nous a paru naturel de commencer par la vente directe pour tester notre produit auprès des consommateurs réunionnais. Le marché du Chaudron, l’un des plus grands marchés de La Réunion, a été notre premier point de vente. Nous arrivions avec deux glacières pour vendre du tofu nature frais fabriqué à La Réunion. La réception a été positive. Nous sommes ensuite entrés dans le circuit des magasins spécialisés en bio, comme l’enseigne Biodiet, qui fut une des premières à nous référencer. Mais notre tremplin a été un article de presse qui nous a fait connaître plus largement. Très vite après la parution de cet article, nous avons reçu un appel téléphonique de Vindémia. Le groupe Vindémia était dans une stratégie de soutien à la production locale et à l’innovation grâce à son enseigne de grande distribution. On nous a presque reproché de ne pas l’avoir contacté plus tôt ! Vindémia nous a référencés, et les autres enseignes de grande distribution ont suivi. La mise sous vide de nos produits a aussi changé les choses pour nous. Comme nous misions sur le frais, la date de péremption de notre tofu était un élément clé de vente. Or elle était proche ; quatre à cinq jours après la fabrication. La logistique de cette courte durée de conservation était complexe à gérer. C’est la mise sous vide de nos produits qui, en allongeant la durée de conservation, nous a permis d’augmenter notre production, puis d’étoffer notre gamme.
Votre marque s’appelle Soja Santé. Visiez-vous dès le départ le marché de la nutrition santé ?
Nous voulions proposer des produits bio. Nous voulions contribuer à démocratiser le bio à La Réunion, à le rendre accessible au plus grand nombre et à attirer vers lui une clientèle réunionnaise grâce à une production locale. Il faut se rappeler qu’il y a vingt ans, le bio avait une image élitiste, plus encore à La Réunion qu’en métropole. Une image éphémère également : beaucoup de gens étaient persuadés qu’il s’agissait d’un effet de mode plus que d’un réel enjeu de nutrition et de santé. En revanche, au départ, notre projet sur le tofu ne visait pas spécifiquement une clientèle végétarienne. Nous y avons vu une piste de diversification, qui s’est ensuite poursuivie sur cette base : produire localement ce qui n’existe pas ou peu sur le marché réunionnais ou qui est importé.
D’où venait le soja que vous utilisiez ?
Notre tofu bio était fabriqué à partir de soja bio cultivé en France métropolitaine. Tous nos fournisseurs ont toujours été français.
Soja Santé s’est fait connaître ensuite avec son steak de tofu. Comment vous est venue l’idée de ce steak et quand l’avez-vous lancé ?
Il ne faut plus dire steak, mais galette de tofu. Une loi de 2022 n’autorise plus le terme « steak » pour désigner un produit végétal. C’est un étudiant de l’université de La Réunion, un doctorant, qui est venu nous proposer ce projet. Sa thèse de doctorat portait sur la conception de ce produit. La mise au point de cette galette de tofu a demandé un an de travail avec cet étudiant.
Quelle a été la création suivante ?
Comme Laurence et moi aimons beaucoup la cuisine, nous avons réfléchi à des produits qui pourraient se cuisiner à la réunionnaise. Nous avons lancé notre gamme de saucisses végétales en pensant en particulier au rougail saucisses. Pour concevoir ce produit, nous avons fait appel à un consultant. Nous avons lancé la même année, 2009, un pâté en croûte végétal dans un objectif similaire. Nous avons soumis notre tofu et ces produits à des chefs de restaurants. Ils ont été intéressés et nous ont suivis en intégrant dans leurs cartes des plats cuisinés avec nos produits. Apprécier le tofu nature est une chose, mais on peut réaliser beaucoup de choses avec le tofu, et pour bien apprécier son goût, il vaut mieux l’accommoder. Laurence propose ses propres recettes au tofu, que l’on peut retrouver notamment sur notre site internet. Nous avons aussi élargi la gamme du tofu dans ce but de faciliter la cuisine : tofu fumé ou mariné, tempeh ou « lait » de soja. Mais si nous avons développé la gamme de tofu, c’est aussi pour répondre à la demande des collectivités. Nous avons commencé à répondre aux appels d’offres de marchés publics de restauration collective en tant que fournisseurs de produits bio et végétariens à partir de 2010. Ce marché correspond à notre stratégie : faire connaître aux élèves une alternative végétale, bio et produite localement.
Mayonnaise de tofu, civet de tofu, rougail ou ti-jacques aux saucisses de tofu : le tofu s’accommode-t-il à tous les plats ?
Le tofu est un produit neutre. On peut l’accommoder en à tout type de cuisine, en de nombreux plats, aussi bien en couscous, qu’en paella ou en vindaye. Vous lui donnez le goût et la saveur que vous souhaitez. Dans la cuisine réunionnaise, vous pouvez remplacer la viande ou le poisson par le tofu. Vous pourrez aussi bien faire un cari de tofu qu’un massalé de tofu.
En quoi les marchés des collectivités vous aident-ils ?
Ce sont des marchés dont les prix sont fixés à l’année et qui, donc, échappent aux aléas du marché grand public liés à l’inflation. À l’heure actuelle, nous subissons nous aussi cette pression inflationniste sur nos ventes en magasins bio et en grandes surfaces. Les marchés des collectivités et des professionnels de la restauration nous permettent de mettre à l’essai de nouveaux produits, et de toucher suffisamment de personnes pour penser à un vrai développement technique. Ce sont eux qui nous ont permis de passer à « l’étage au-dessus » pour développer notre activité. Les collectivités, en particulier, qui doivent s’efforcer de satisfaire aux exigences de la loi Egalim, reconnaissent la qualité de nos produits et nous conservent leur confiance et leur clientèle.
« L’étage au-dessus » ?
Pour répondre à la demande des professionnels et de la restauration collective, l’évolution, et le défi pour nous, a été de produire davantage. Nous avons adapté notre outil de production afin de pouvoir livrer les quantités demandées et diversifier notre gamme de tofu. Nous fournissons aujourd’hui quarante établissements scolaires : écoles, collèges et lycées.
Le bio est en difficulté actuellement…
Je crois surtout qu’il évolue devant des exigences des consommateurs qui vont plus loin, qui veulent en particulier plus de produits locaux. Or, justement, si le bio est un critère pour nous, il n’est pas le seul. C’est ce que résume notre étiquetage en précisant : « Tofu frais, bio, artisanal, fabriqué à La Réunion. » De plus, le bio souffre en grande distribution, mais ce réseau n’est pas notre principal débouché. La situation actuelle du bio confirme notre modèle stratégique et notre volonté de donner une dimension pédagogique à notre démarche en faveur de produits locaux, bio et végétariens. Les collectivités sont demandeuses de cette approche qui valorise aussi le circuit court. Nous sommes des précurseurs de cette démarche à La Réunion.
Avec le tofu, vous faites découvrir aux Réunionnais, aux jeunes en particulier, un aliment qui ne fait pas partie de la culture culinaire du pays. Comment cet aliment est reçu ?
La perception de notre gamme dépend des âges, des zones géographiques et des recettes proposées. Ce que nous remarquons, c’est une géographie des goûts réunionnais. Quelques produits marchent davantage dans certaines microrégions que dans d’autres. Nous avons ainsi appris à connaître nos consommateurs. L’âge aussi fait la différence. En restauration collective, nos consommateurs ont de 3 à 18 ans, et l’on n’a pas les mêmes goûts à 3 ans et à 18 ans… Ce qui est encourageant, c’est que nous constatons une vraie réussite des chefs de collectivités à faire découvrir et aimer notre tofu à l’école.
Vingt ans ont passé depuis vos débuts et, aujourd’hui, vous complétez votre offre en dehors du tofu. Comment s’est faite cette diversification ?
Nous n’avons jamais dévié de l’objectif de produire localement ce qui ne se fait pas sur le marché local ou qui est seulement importé. Notre gamme de galettes et pains traditionnels bio du monde (: naan, chapati, etc.) en a été un nouvel exemple. Ces produits frais, fabriqués à La Réunion, se réchauffent en trente secondes. S’ils ne leur sont pas directement liés, ils accompagnent parfaitement les plats réalisés à partir des autres produits de notre marque Soja Santé. Nous construisons peu à peu une offre élargie de produits de nutrition santé à La Réunion. Nous l’étendons, étape par étape, en investissant d’autres champs en complément du tofu.
Votre installation à Trois-Bassins répondait à cet objectif ?
Soja d’Asie a pris ses quartiers à Trois-Bassins dans la zone d’activité de Montvert en 2020. Nous étions auparavant installés à Quartier Français. Nos locaux étaient devenus inadaptés. Les nouvelles conditions de production dont nous disposons à Trois-Bassins nous ont permis de consolider nos gammes et de lancer de nouveaux projets, comme les pains du monde, une gamme d’huiles bio produites localement (notre marque L’Huile des Hauts existe depuis deux ans) et, plus récemment, la marque Soleil des Hauts, qui propose des fruits et arômates séchés bio.
Les huiles sont un tout autre domaine de développement ?
Nous nous positionnons sur des marchés de niche. C’est le cas des huiles bio. Nous proposons des huiles de colza, lin, tournesol et chanvre bio. À ce stade, cette gamme est distribuée uniquement par Naturalia et La Ruche Qui Dit Oui. Notre objectif, avec cette offre, est de proposer une production locale d’huiles de qualité, plus fraîches que les huiles importées, et apportant un gain nutritionnel par rapport aux huiles industrielles. Cette idée nous est venue pendant la crise sanitaire. Cette crise, avec les difficultés d’approvisionnement qu’elle a causées, a donné un sens supplémentaire à la production locale, celui de l’autonomie alimentaire. C’est pourquoi nous souhaitons favoriser l’émergence d’une filière agricole de l’huile, filière qui nous permettrait de nous fournir localement en graines. Pour l’instant, nous nous fournissons en graines de colza, lin, tournesol et chanvre bio en métropole. Ce serait une belle avancée de pouvoir nouer un partenariat avec un ou plusieurs producteurs locaux pour disposer d’un produit 100 % réunionnais, comme nous allons pouvoir le faire avec le soja.
Le projet d’une production de soja à La Réunion est-il en voie d’aboutir ?
Oui. Nous espérons signer bientôt un contrat de fourniture avec un agriculteur. Nous serons en mesure de proposer des produits 100 % réunionnais, non seulement fabriqués à La Réunion, mais issus d’un soja cultivé localement. Nous avions depuis longtemps cet objectif de produire un tofu réunionnais.
Il a pu se concrétiser une fois, en 2022, à la suite d’un des appels à projets du programme France Relance, Cap Protéines, destiné à accroître l’autonomie des territoires en protéines végétales. Cette opportunité nous a décidés à franchir cette nouvelle étape. Nous avons travaillé en collaboration avec l’Armeflhor, l’institut technique du végétal. Notre projet a été retenu et a pu bénéficier de l’aide financière de L’État. La production de soja à La Réunion articulera une filière allant de la culture à la transformation du soja.
Vous travaillez avec un agriculteur en particulier ?
Les essais ont été menés avec un agriculteur unique, mais le projet est de créer un réseau de partenaires qui produiraient pour nos besoins. Le premier test de production de 600 kg de soja, conduit avec lui en 2022, a donné satisfaction. Nous importons environ 20 tonnes de soja par an. Cinq à six hectares plantés et cultivés en soja devraient suffire à couvrir nos besoins. Une récolteuse de soja est déjà disponible à La Réunion : elle sera exploitée en commun avec l’Association Riz Réunion*, car les deux cultures ont des points communs. Équipé pour le tri, le séchage et le stockage des graines de soja, cet agriculteur sera certifié AB pour le soja. Il y aura trois récoltes par an, car le soja se récolte trois mois après avoir été semé. Le rendement est d’environ deux tonnes par hectare, soit six tonnes par hectare et par an. Au total, nous pourrons donc compter sur une trentaine de tonnes de soja.
Le tofu produit à partir de soja cultivé à La Réunion a-t-il une particularité par rapport au tofu asiatique ?
Cultivé à La Réunion, stocké peu longtemps, le tofu provenant de soja frais est plus tendre par sa texture, il a une plus belle couleur et une odeur de haricots plus nuancée.
Vous raisonnez donc désormais en termes de filières pour développer Soja d’Asie ?
En termes de filières et d’économie circulaire. L’entreprise a également fait l’acquisition d’un équipement de séchage pour produire des fruits secs de La Réunion. Nous venons de lancer cette toute nouvelle marque, Soleil des Hauts. Notre gamme de fruits secs permet de valoriser les excédents de production de fruits bio. Nous nous fournissons auprès de producteurs locaux. Nos fruits secs sont bio et sans sucre ajouté. La distribution de la gamme Soleil des Hauts a commencé fin septembre avec quatre premières références : banane, banane basilic, ananas piment et mangue. Dans la même lancée, nous envisageons de travailler les pépins de raisin de Cilaos, pour apporter une huile 100 % Réunion. La marque Soleil des Hauts vise un marché de niche. Notre offre sera dépendante des quantités de fruits bio disponibles. Soleil des Hauts est actuellement commercialisée chez Naturalia, Gamm Vert, La Ruche Qui Dit Oui et Mangue et Solidaire.
Avec cette double évolution du tofu 100 % péi et des huiles et fruits secs sans rapport avec l’Asie, le nom de l’entreprise va-t-il changer ?
Soja d’Asie restera elle-même, mais nous avons une stratégie de différenciation par la marque : Soja Santé, Galettes Traditionnelles du Monde pour les pains plats indiens, L’Huile des Hauts et Soleil des Hauts, toutes des marques appartenant à Soja d’Asie SARL.
Interview de David Narayanin directeur général de Soja d’Asie